« J’ai créé un paradis sur Terre » : une dernière entrevue avec l’influent journaliste musical canadien David Farrell
Peu avant son décès, le fondateur de The Record et FYI Music News, ainsi que rédacteur en chef de Billboard Canada, a accordé une série d’entretiens pour revenir sur sa vie et sa carrière.
David Farrell a laissé une empreinte indélébile sur l’industrie musicale canadienne, notamment grâce à The Record, FYI Music News et aux premiers classements musicaux faisant autorité au pays.
Mais au-delà de ses nombreux écrits, éditions et publications – dont ses passages marquants en tant que rédacteur en chef de Billboard Canada – c’est dans ses conversations que sa voix résonnait le plus fort. Entre analyses incisives sur l’état de la musique et blagues de mauvais goût (souvent suivies d’excuses), son humour pince-sans-rire typiquement britannique lui permettait d’exprimer avec brio l’essence de ses idées.
Farrell est décédé jeudi 19 décembre à l’âge de 73 ans. Comme l’a écrit Kerry Doole dans sa nécrologie, il avait gardé son état de santé secret, ne le partageant qu’avec un cercle restreint d’amis et de proches. Malgré tout, il a accepté de revenir sur sa vie et sa carrière lors d’une série d’entretiens réalisés depuis la maison de sa partenaire bien-aimée, Joan Ralph, au Nouveau-Brunswick, où il a passé ses dernières semaines.
Avec son humour teinté d’autodérision, on peut se demander si Farrell a réellement reçu la reconnaissance qu’il méritait pour son influence sur les médias de l’industrie musicale, les classements et des événements majeurs comme la Canadian Music Week.
« Oh, j’ai reçu beaucoup, beaucoup de crédit », a-t-il répondu avec son pragmatisme caractéristique.
Malgré son amour des récits, Farrell écrivait rarement sur lui-même. Ce n’est qu’au cours de la dernière année que cela a commencé à changer. Lauréat d’un Lifetime Achievement Award lors de la Canadian Music Week, il a partagé quelques souvenirs sur les figures qui l’ont marqué, mais il n’a jamais écrit le livre que beaucoup lui suggéraient. Quant à The Record, le magazine qui a documenté l’industrie musicale canadienne dans les années 80 et 90, il est aujourd’hui difficile d’en retrouver des exemplaires. Ces lacunes ont rendu ses échanges avec Billboard Canada d’autant plus précieux.
Sa première signature, raconte-t-il, a été publiée dans le Toronto Telegram. Il avait obtenu cette opportunité grâce à une rencontre à Rochdale College, une célèbre coopérative étudiante de Toronto. L’article portait, bien sûr, sur un trafiquant de drogue. Cela l’a ensuite mené à écrire sur les grands groupes rock de l’époque : The Kinks, The Who, Genesis, Led Zeppelin, The Clash. Bientôt, il fut catalogué comme journaliste musical spécialisé en pop, alors qu’il aspirait en réalité à devenir journaliste politique.
« Alors voilà, je suis devenu un journaliste pop, mais il y en avait 10 000 comme moi (il y en a moins aujourd’hui) », se souvient-il. « Nous allions tous voir King Crimson, on écrivait ce qu’on en pensait, et j’ai commencé à me rendre compte que ça ne servait à rien. Franchement, qui se soucie de ce que je pense de King Crimson ? Mais j’ai commencé à rencontrer des gens en coulisses, et leurs histoires étaient bien plus fascinantes que celles des artistes. J’ai été captivé par ça. »
Après avoir voyagé et travaillé comme marin sur des trajets entre Fort Lauderdale, en Floride, et les Caraïbes, Farrell est revenu au Canada pour devenir journaliste musical syndiqué – d’abord pour The Canadian Press, puis en vendant directement ses articles à des journaux. En 1975, après avoir refusé un poste au Barrie Examiner, il fut engagé par Joey Cee pour aider à lancer Record Week, un hebdomadaire sur l’industrie musicale canadienne. En 1976, Farrell devint rédacteur en chef pour le Canada des magazines américains Cashbox et Performance, basé au Texas.
Il accéda rapidement au poste de rédacteur canadien pour Billboard, le leader des magazines spécialisés dans l’industrie musicale, où il travailla de 1977 à 1981. Ce rôle lui permit de développer les intérêts qui guideraient ses projets futurs au Canada.
« Une fois par an, je devais écrire le rapport canadien pour Billboard », expliquait-il. « C’était environ 10 000 mots où il fallait couvrir tous les aspects : la musique live, l’édition, les labels. On devait interviewer tous les patrons de maisons de disques. On sortait en pensant qu’on avait une bonne histoire, mais en réécoutant les enregistrements, on réalisait qu’ils n’avaient absolument rien dit. »
Chez Billboard, il a commencé à écrire sur les succès canadiens qu’il suivrait tout au long de sa carrière : des groupes comme Chilliwack, Bachman-Turner Overdrive, Bryan Adams, Loverboy et Platinum Blonde. Pourtant, il trouvait que les histoires les plus intéressantes se déroulaient souvent en coulisses.
L’un de ses sujets à l’époque était les « criminels en col blanc » qui contrefaisaient et importaient des disques piratés au Canada et aux États-Unis.
Alors qu’il vivait à Horning’s Mills, en Ontario, avec sa femme de l’époque, Patricia Dunn, et leur premier fils, D’Arcy (ils eurent ensuite deux autres fils, Brendan et Lewis), Farrell reçut un jour un appel menaçant. Quelqu’un lui disait qu’il connaissait son identité, savait qu’il avait des enfants, et qu’il devait arrêter d’écrire sur les disques piratés.
Malgré les intimidations et les poursuites frivoles qui lui coûtèrent parfois cher, Farrell continua à faire son travail. Lorsque les employés de RPM, une publication canadienne qui avait contribué à la création des prix Juno, se mirent en grève, il saisit une opportunité. Il se rendit à Toronto pour proposer aux grandes maisons de disques de l’époque – A&M, Warner, CBS, RCA, Polydor et MCA – de financer un bulletin d’information.
Tous acceptèrent sauf Doug Chappell, un cadre de chez A&M, qui déclara : « Personne ne veut lire tes conneries. Ce que cette industrie veut, ce sont des faits. » Cette philosophie donna naissance à The Record en 1981. Farrell et Dunn collaboraient pour assembler, agrafer et distribuer le magazine eux-mêmes, parfois en le livrant directement aux labels lorsque Postes Canada faisait grève.
Rapidement, The Record lança une conférence annuelle, The Record Conference, qui devint plus tard la Canadian Music Week (CMW). Farrell s’associa avec Neill Dixon pour organiser des panels où les intervenants disaient enfin quelque chose de pertinent, selon lui. La partie musicale comprenait des performances, comme un concert précoce de Blue Rodeo au Bamboo Club.
Bien que toujours rédacteur pour Billboard, Farrell finit par se consacrer entièrement à The Record. La publication développa des palmarès pour les singles et albums, qui devinrent des références tant au Canada qu’à l’international. Un partenariat avec Billboard permit à The Record d’utiliser une technologie avancée pour collecter et analyser les données.
Cependant, au fil des années, la consolidation des labels et le déclin des revenus publicitaires entraînèrent des difficultés financières. Farrell vendit The Record à MusicMusicMusic, une plateforme de streaming précoce, avant sa fermeture en 2001.
Après un divorce et une tentative de réinvention en Nouvelle-Écosse, Farrell revint à Toronto, encouragé par son plus jeune fils. Il y lança FYI Music News en 2008 avec le soutien de Gary Slaight, un magnat de l’industrie musicale. FYI devint une ressource incontournable, lue par les cadres de l’industrie.
En 2023, Billboard Canada acquit FYI, permettant à Farrell de réintégrer l’équipe de Billboard après des décennies. Bien que sceptique au départ, il fut finalement ravi de collaborer à nouveau avec le magazine.
Farrell, qui vivait ses derniers jours à Shediac Bridge, au Nouveau-Brunswick, affirmait être en paix avec sa vie : « J’ai créé un paradis sur terre », disait-il. « Et si, plus tard, je me retrouve ailleurs, je dirai simplement ‘Allez au diable !’ ».
Lisez une nécrologie complète de David Farrell, incluant des hommages de ses amis et de sa famille, ici.