Les grandes entreprises de streaming s'opposent aux paiements liés au contenu canadien : incursion au cœur de la bataille autour de la « taxe sur le streaming » au Canada
Spotify, Apple, Amazon et d'autres géants contestent devant les tribunaux et dans l'arène publique les frais imposés par le CRTC pour soutenir des fonds comme FACTOR et l'Indigenous Music Office. Voici les enjeux.
Certains des plus grands services de streaming musical s’unissent pour contester une loi clé sur les arts au Canada, à la fois devant les tribunaux et dans l’arène publique.
Spotify, Apple, Amazon et d’autres s’opposent à la décision de 2024 du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) exigeant que les diffuseurs étrangers générant plus de 25 millions de dollars de revenus annuels au Canada versent 5 % de ces revenus à des fonds de contenu canadien – une mesure qualifiée par certains de « taxe sur le streaming ».
Ces contributions sont destinées à des organismes bien établis tels que FACTOR Canada et Musicaction, qui soutiennent des milliers d’artistes et de maisons de disques à travers le pays. Ces fonds, essentiels à l’écosystème musical canadien, ont été considérablement réduits en raison de la baisse des contributions des radiodiffuseurs privés. Les nouvelles recettes serviront également à financer la radio et les nouvelles locales.
La décision du CRTC, perçue comme l’un des développements majeurs de 2024 pour l’industrie musicale canadienne, fait désormais face à des contestations judiciaires de la part des services de streaming et de la Motion Picture Association – Canada, regroupant Netflix, Disney, Prime Video et d’autres grands acteurs américains du cinéma et de la télévision. Ces démarches ont entraîné un report des paiements jusqu’à ce que la Cour d’appel fédérale examine l’affaire en juin 2025, suspendant ainsi temporairement la mise en œuvre.
Ce retard a déjà des répercussions concrètes. L’Indigenous Music Office, désigné pour créer un Fonds de musique autochtone grâce aux contributions des streamers, se retrouve paralysé, incapable de lancer le projet faute de financement.
Cette bataille réglementaire incarne les profonds changements et défis auxquels la musique canadienne fait face dans un monde de plus en plus dominé par le numérique. Elle marque une étape inédite dans un débat vieux de plusieurs décennies sur le rôle du contenu canadien dans les médias.
« Au fond, les streamers remettent en question la pertinence même des politiques du CanCon », souligne Leela Gilday, musicienne et présidente du conseil d’administration de l’Indigenous Music Office.
La bataille autour de la « taxe sur le streaming »
La bataille ne se limite pas aux tribunaux : elle s'étend aux pétitions en ligne, aux discours politiques et même aux publications Instagram d’un des musiciens les plus emblématiques du Canada.
« La nouvelle taxe sur le streaming musical imposée par le gouvernement canadien vous coûtera plus cher pour écouter la musique que vous aimez », affirme Bryan Adams dans une vidéo publiée sur Instagram.
L’interprète de Summer of ’69, connu pour ses critiques virulentes envers la réglementation sur le contenu canadien, a rejoint un groupe de pression, la Digital Media Association (DIMA), pour dénoncer publiquement cette réglementation. La DIMA, qui représente Amazon, Apple, Spotify et YouTube, a lancé à l’automne dernier une campagne intitulée Scrap the Streaming Tax (« Supprimez la taxe sur le streaming »). Celle-ci avertit les consommateurs que ces paiements obligatoires « pourraient entraîner une hausse des prix pour les Canadiens et une réduction du choix de contenu » en raison de l’augmentation des frais d’abonnement.
Le chef conservateur Pierre Poilievre s’est également exprimé publiquement contre ces cotisations.
Cependant, une grande partie de l’industrie musicale a accueilli favorablement cette réglementation, notamment les membres de la Canadian Independent Music Association (CIMA), l’Association canadienne de la musique indépendante.
« La question que doivent se poser les entreprises technologiques qui génèrent des profits au Canada est la suivante : est-il juste qu’elles contribuent à l’écosystème musical canadien ? » déclare Andrew Cash, président de la CIMA.
Pour les membres de la CIMA, la réponse est un oui catégorique.
La CIMA a joué un rôle actif dans le long processus législatif et consultatif ayant mené à l’adoption de la Loi sur la diffusion en continu en ligne en 2023. Cette loi représente la première mise à jour majeure de la réglementation canadienne de la radiodiffusion depuis une génération. Des organisations comme Spotify et Music Canada, qui défendent les intérêts des grandes maisons de disques au pays, ont également participé aux consultations.
« Les Canadiens, par l’intermédiaire de leurs institutions démocratiques, ont pris une décision claire à ce sujet », souligne Cash. « Nous pouvons, bien sûr, continuer à débattre et à intervenir dans le cadre du processus réglementaire en cours. Mais débarquer maintenant, avec Bryan Adams en tête d’affiche, pour tenter de démanteler cette loi ? Je n’ai pas beaucoup de temps à consacrer à ce type de conversation. »
Est-ce vraiment une taxe ?
Les services de streaming n’ont pas besoin d’être contraints de contribuer à l’écosystème musical canadien, affirme Graham Davies, président et directeur général de la Digital Media Association (DIMA). Selon lui, ils le font déjà.
« Il semble y avoir un manque de compréhension quant à la façon dont les plateformes de streaming investissent actuellement au Canada », déclare-t-il. « Pour chaque dollar collecté auprès des consommateurs canadiens, environ 70 % est reversé à l’industrie musicale pour soutenir la musique canadienne. »
Cependant, Andrew Cash, président de la Canadian Independent Music Association (CIMA), nuance cette affirmation. Selon lui, ces paiements représentent avant tout le coût de fonctionnement des services de streaming et non un soutien spécifique à la musique canadienne.
« C’est simplement le coût de faire des affaires », rétorque-t-il.
Le raisonnement de Davies s’aligne sur les arguments avancés par Spotify devant la Cour d’appel fédérale en juillet dernier dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.
« La décision [du CRTC] repose sur une erreur d’interprétation, suggérant que Spotify, en tant qu’entreprise en ligne, ne contribue en aucune façon à la création et au succès du contenu canadien », affirmait la plateforme dans sa requête.
Bien que cette demande ait été retirée, un autre recours demeure en cours, mettant en cause la clarté de la définition du contenu canadien et contestant la légalité des frais obligatoires, qualifiés de taxe par les streamers. Selon eux, le CRTC n’a pas l’autorité légale pour imposer une telle mesure.
Andrew Cash rejette toutefois l’idée que ces frais constituent une taxe. Selon lui, le nom de la campagne Scrap the Streaming Tax de la DIMA est trompeur. « Techniquement, ce n’est pas une taxe puisque ces fonds ne vont pas dans les coffres du gouvernement, mais dans des organismes indépendants de soutien au contenu canadien. De plus, rien dans la réglementation n’oblige les plateformes à augmenter leurs tarifs – même si, il faut le noter, Spotify l’a déjà fait, augmentant ses frais d’abonnement après une hausse similaire aux États-Unis l’été dernier. »
Cash souligne également que les consommateurs ne réalisent peut-être pas que cette campagne est orchestrée par certaines des entreprises les plus puissantes de l’histoire du capitalisme.
Davies, de son côté, soutient que les membres de la DIMA, loin d’être des mastodontes, opèrent déjà avec des marges réduites, et que ces obligations supplémentaires compliquent davantage leur modèle économique. « La pression financière qu’ils subissent est un élément dont les consommateurs devraient être conscients », affirme-t-il.
Il souligne que les plateformes de streaming investissent déjà dans des initiatives au Canada, notamment en soutenant des événements culturels, en promouvant de nouveaux artistes canadiens et en collaborant avec des festivals locaux. Parmi ces initiatives, on retrouve le programme Breakthrough Artists to Watch d’Amazon Music Canada, le soutien d’Apple Music à la série Songwriters Unplugged de l’Association canadienne de musique country et au Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens, ou encore les partenariats de Spotify avec des festivals comme Boots & Hearts et le Festival de jazz de Montréal.
« L’approche actuelle des services de streaming est indéniablement une réussite », conclut Davies. « Alors, quel problème cherche-t-on vraiment à résoudre ? »
Pourquoi du contenu canadien?
À bien des égards, le débat sur la réglementation du contenu canadien trouve ses origines dans les années 1970, lorsque ces politiques ont été mises en place pour la première fois.
À cette époque, les ondes canadiennes étaient largement dominées par des artistes américains et britanniques. Pour contrer cette influence, les radiodiffuseurs ont été contraints de consacrer un pourcentage de leur programmation musicale à des œuvres reconnues comme canadiennes. La puissance culturelle et économique massive des États-Unis, juste au sud de la frontière, a également motivé une stratégie industrielle plus large, incluant le financement et les subventions, pour soutenir la musique et les arts canadiens.
Aujourd'hui, dans un monde où la musique est principalement consommée via des plateformes numériques, Andrew Cash, président de la Canadian Independent Music Association (CIMA), affirme que les investissements actuels des services de streaming ne suffisent pas à eux seuls à bâtir des carrières durables, encore moins à soutenir toute une industrie.
« Au cours des cinq dernières années, FACTOR a soutenu plus de 6 500 artistes à travers le pays », souligne-t-il, citant des figures comme Charlotte Cardin et The Weeknd. Ces artistes, qui ont bénéficié d’un soutien clé de FACTOR à leurs débuts, jouissent désormais de carrières internationales florissantes.
Meg Symsyk, PDG de FACTOR, explique que l’organisation s’efforce de suivre l’évolution rapide de l’industrie musicale mondiale, en aidant les talents canadiens à rester compétitifs face à l’arrivée des géants mondiaux sur le marché canadien.
« De nombreux enregistrements, des campagnes de marketing plus ambitieuses et des tournées à l’étranger pour accroître les publics n’auraient pas pu voir le jour sans le soutien financier de sources clés comme FACTOR », écrit-elle.
Du côté de l’Indigenous Music Office (IMO), sa présidente Leela Gilday se réjouit à l’idée de collaborer avec les services de streaming pour canaliser les paiements obligatoires vers des initiatives concrètes.
L’IMO prévoit de lancer un Fonds de musique autochtone, qui serait financé par 0,15 % des contributions des streamers pour sa mise en place. Ce fonds redistribuerait directement des ressources aux créateurs autochtones. En outre, 0,35 % des fonds collectés seraient consacrés au développement de contenu canadien et autochtone.
Ces ressources représentent une avancée significative dans un contexte où les politiques coloniales ont historiquement réprimé les arts et la culture autochtones au Canada.
En tant qu’organisation relativement nouvelle, l’IMO se concentre sur la création de liens solides avec les musiciens autochtones et les acteurs de l’industrie musicale à travers le pays. Son modèle de gouvernance s’appuie sur des principes traditionnels issus de nations autochtones, tels que les lois dénées, le wampum à deux rangs et l’Inuit Qaujimajatuqangit.
Bien que Gilday reconnaisse l’intérêt croissant des streamers pour le financement de la musique autochtone, elle souligne que des organismes comme l’IMO, avec leurs liens profonds avec les communautés, sont les mieux placés pour comprendre et répondre aux besoins spécifiques des artistes autochtones.
« Beaucoup de nos concitoyens continuent de porter les séquelles du traumatisme colonial. Pour un artiste autochtone, il est donc beaucoup plus difficile de naviguer dans les démarches nécessaires pour créer, enregistrer, promouvoir ou tourner que pour un artiste non autochtone », explique-t-elle.
Plateforme de streaming ou station de radio ?
« La radio et la diffusion audio en continu sont des réalités fondamentalement différentes », ont écrit DIMA et Music Canada dans une lettre ouverte adressée au CRTC l’automne dernier.
Suite à une série d’ateliers portant sur la mise en œuvre de la nouvelle législation, les deux organisations ont conclu que le CRTC abordait les services de streaming de manière trop similaire aux radiodiffuseurs traditionnels.
« Le produit et le modèle économique du streaming musical sont radicalement différents de ceux de la radio », explique Graham Davies, président et directeur général de DIMA.
Contrairement à la radio, qui est gérée par un ou plusieurs programmateurs, le streaming repose sur les choix des auditeurs, souligne Davies.
« Ces services offrent un accès à des millions d’enregistrements, permettant aux utilisateurs d’explorer l’ensemble du répertoire musical mondial », précise-t-il. « Ce ne sont pas des stations de radio locales ou nationales, mais des plateformes mondiales. »
Cette portée globale donne aux artistes une visibilité potentiellement immense, notent DIMA et Music Canada dans leur lettre.
« Trois des dix chansons les plus diffusées en Inde en 2022 étaient signées par des artistes canadiens », avancent-ils. « Un tel exploit aurait été inconcevable à l’époque des fondateurs de notre système de radiodiffusion terrestre. »
Cependant, si les services de streaming génèrent des revenus considérables pour l’industrie musicale canadienne, la répartition de ces revenus reste un sujet délicat. Par exemple, Spotify a été vivement critiqué l’année dernière pour avoir démonétisé les titres ayant moins de 1 000 écoutes, compliquant encore la tâche des artistes émergents pour rentabiliser leur musique sur la plateforme.
Brian Fauteux, professeur agrégé spécialisé en musique populaire à l’Université de l’Alberta, explique à Billboard Canada que les trois plus grandes stars canadiennes – Drake, The Weeknd et Justin Bieber – accaparent une part disproportionnée des revenus par rapport aux décennies précédentes.
Selon une étude coécrite par Fauteux, dans les années 1990, les trois premiers artistes représentaient seulement 5 à 10 % des parts de marché. Ce chiffre a grimpé à 46 % dans les années 2010.
Le nombre d’artistes canadiens présents dans les palmarès a également baissé : dans les années 1990, 306 artistes canadiens distincts figuraient dans le Top 100 des singles. Entre 2009 et 2018, ce chiffre est tombé à 246.
Un rapport publié l’an dernier par Music Canada révèle qu’environ 10 % des artistes et chansons les plus écoutés en streaming au Canada sont canadiens. En dehors des superstars comme Drake et Bieber, cette catégorie inclut des talents tels que Charlotte Cardin, Josh Ross et Karan Aujla. De plus, le streaming permet parfois de contourner les biais institutionnels, notamment ceux qui favorisent les hommes blancs à la radio, comme en témoigne le succès de la musique pendjabi canadienne.
Cependant, Cash souligne que le streaming ne suffit pas à lui seul à établir une infrastructure robuste pour un écosystème musical sain, particulièrement face à la proximité de l’industrie musicale américaine.
« C’est une réalité que nous devons accepter », affirme-t-il. « Une des solutions passe par la mise en place de mécanismes permettant à ceux qui profitent de l’écosystème de contribuer à son développement. »
Cette problématique est d’autant plus pressante que les contributions des radiodiffuseurs ont chuté, les revenus publicitaires s’étant progressivement déplacés vers les plateformes numériques.
« Les institutions médiatiques traditionnelles ont historiquement joué un rôle clé dans le soutien du contenu canadien », explique Fauteux. « Il ne s’agit pas simplement de réglementer les services de streaming comme on l’a fait avec la radio, mais plutôt de trouver des moyens d’adapter ces mesures pour perpétuer cet héritage. »
Une possibilité de collaboration
Ce n’est pas un jeu à somme nulle.
Si des organisations comme FACTOR et l’IMO parviennent à investir efficacement dans la musique canadienne, cela devrait également se traduire par une augmentation des revenus pour les services de streaming.
Cependant, la suspension des paiements complique la réalisation de ces investissements. L’IMO avait prévu de lancer une série de consultations avec les membres des communautés en 2025 pour amorcer le développement du Fonds de musique autochtone. Désormais, Gilday indique qu’ils doivent explorer des ressources alternatives pour respecter leurs obligations légales et communautaires.
Alors que l’affaire suit son cours devant les tribunaux, les organisations musicales canadiennes et autochtones continueront de planifier l’avenir du mieux possible, notamment en envisageant des collaborations directes avec les services de streaming.
Gilday cite le camp de création de chansons autochtones organisé par la SOCAN, avec le soutien d’Amazon Music, comme un exemple concret de l’engagement déjà manifesté par certaines plateformes.
« Je ne vois pas cela comme une situation conflictuelle », ajoute-t-elle. « Je pense que nous pouvons tous travailler ensemble pour atteindre notre objectif commun. »
FACTOR a par le passé financé des projets liés à Billboard Canada ainsi qu’un projet musical associé à l’auteur de cet article.
FACTOR a déjà fourni du financement à Billboard Canada et au projet musical associé à l'auteur de cet article.