Le fossé entre les institutions, les artistes et le public québécois continue de se creuser, alors que le gouvernement débat de l’imposition de quotas de diffusion de musique francophone
Une nouvelle enquête s’intéresse aux perceptions entourant le projet de loi 109, lequel contraindrait les plateformes numériques à mettre de l’avant le contenu culturel en français.
Le débat entourant le projet de loi 109 du Québec reprend de la vigueur, alors que de nouvelles données sur les consommateurs viennent enrichir — et complexifier — la discussion.
Une enquête menée par Léger et publiée à la fin novembre révèle que la majorité des utilisateurs québécois de services de diffusion musicale en continu s’opposent à une intervention gouvernementale dans la sélection de la musique mise de l’avant sur les plateformes numériques. Un constat significatif, alors que la province poursuit l’examen de cette législation.
Comme l’a rapporté Billboard Canada, le projet de loi 109 obligerait les plateformes numériques à privilégier le contenu culturel de langue française. La montée des tensions autour du texte a accentué le clivage entre l’industrie du streaming et plusieurs acteurs du secteur culturel.
La Digital Media Association (DiMA), qui représente notamment Spotify, Apple Music et Amazon Music, figure parmi les critiques les plus virulents. L’organisation prévient que la législation pourrait nuire à l’expérience des consommateurs, aux revenus des artistes et aux opérations des plateformes au Québec.
Selon l'enquête commandée par la DiMA, 66 % des Québécois estiment que le gouvernement ne devrait pas influencer la musique offerte sur les services de diffusion en continu, tandis que 76 % se disent prêts à s’opposer au projet de loi s’il entraînait une hausse des prix d’abonnement. À peine 4 % des répondants considèrent la réglementation des plateformes de streaming comme une priorité gouvernementale, loin derrière des enjeux comme le coût de la vie, le logement ou les soins de santé.
Ces données émergent alors que l’Assemblée nationale débat du projet de loi déposé le 21 mai 2025 par le ministre de la Culture et des Communications, Mathieu Lacombe. Officiellement intitulé Loi visant à affirmer la souveraineté culturelle du Québec, le texte vise à renforcer la visibilité du contenu culturel francophone dans l’environnement numérique et imposerait de nouvelles obligations aux grandes plateformes de diffusion ainsi qu’aux fabricants d’appareils connectés.
Lors d’une comparution à l’Assemblée en mai, le commissaire à la langue française du Québec, Benoît Dubreuil, a réaffirmé cette orientation, déclarant à L’Actualité qu’il existe « un consensus assez large dans la société québécoise sur la nécessité d’imposer des exigences qui favorisent le contenu francophone », soulignant ainsi l’alignement institutionnel derrière le projet.
Parallèlement, la DiMA continue de s’opposer à ce qu’elle qualifie de « bataille fiscale du streaming » à l’échelle nationale, en référence au projet — désormais suspendu — du CRTC visant à obliger les grandes plateformes étrangères à investir 5 % de leurs revenus canadiens dans des fonds de soutien au contenu canadien. La campagne « Halte à la taxe sur le streaming » a été dénoncée comme « trompeuse » par certains acteurs de l’industrie musicale, tandis que des plateformes comme Spotify mettent de l’avant la croissance de la musique francophone sur leurs services.
Malgré ces tensions, une majorité de répondants estiment que la musique francophone est déjà facilement accessible : 61 % jugent sa découvrabilité satisfaisante, citant les listes de lecture, les recommandations algorithmiques et les outils de recherche comme principaux vecteurs de découverte.
Dans un communiqué, le président et chef de la direction de DiMA, Graham Davies, affirme que ces résultats reflètent les inquiétudes des consommateurs face à d’éventuelles conséquences imprévues — notamment une hausse des coûts et une personnalisation réduite —, prévenant que de telles mesures pourraient ultimement restreindre le choix des auditeurs et limiter les possibilités de revenus pour les artistes.
Un secteur culturel uni, une communauté musicale fracturée
Les organismes culturels et les représentants de l’industrie québécoise rejettent l’idée selon laquelle le projet de loi 109 viendrait restreindre le choix des consommateurs. Ils le présentent plutôt comme un levier nécessaire pour soutenir la culture francophone dans un environnement numérique de plus en plus mondialisé.
Au printemps dernier, plusieurs organisations et artistes de premier plan — dont l’ARRQ (Guilde des réalisateurs du Québec), la GMMQ (Guilde des musiciens du Québec), la SARTEC (Société des auteurs de radio, de télévision et de cinéma) et l’UDA (Union des artistes) — ont publiquement appuyé un renforcement de la réglementation encadrant les plateformes de diffusion en continu. Dans des prises de position relayées par Le Devoir, Radio-Canada et d’autres médias québécois, ces acteurs ont soutenu que la seule logique de découvrabilité dictée par le marché ne suffit pas à garantir, à long terme, la visibilité des œuvres francophones.
L’ADISQ, qui représente les industries de la musique et du spectacle au Québec, défend depuis longtemps une intervention réglementaire accrue dans le secteur.
« C’est un premier pas dans la bonne direction », déclarait sa présidente-directrice générale, Ève Paré, dans Le Devoir à la fin mai. Elle y soulignait qu’une dépendance excessive aux algorithmes des plateformes risque de reléguer le répertoire francophone — en particulier celui des artistes émergents — au second plan, à mesure que les catalogues mondiaux dominent les systèmes de recommandation.
Des artistes et des acteurs communautaires tirent la sonnette d’alarme
Si les principales institutions culturelles québécoises se sont largement ralliées au projet de loi 109, de nombreux artistes et acteurs communautaires estiment que la législation ne reflète ni les réalités actuelles de la création, ni les façons dont les publics découvrent et consomment la musique aujourd’hui. Dans les scènes hip-hop, électronique, anglophone, afro-diasporique et latine du Québec, les inquiétudes se multiplient.
Le producteur lavallois High Klassified, figure centrale de la scène hip-hop québécoise et artiste multi-platine reconnu pour son son futuriste et ses collaborations avec The Weeknd, Drake, Future, Migos, A-Trak, Metro Boomin, Damso et Hamza, présente le débat comme le symptôme d’un décalage générationnel et technologique lié à l’essor du streaming.
« Les services de streaming nous donnent la liberté d’écouter ce que nous voulons, quand nous le voulons. C’est une nouvelle ère, une nouvelle façon de consommer la musique », explique-t-il à Billboard Canada. « Le gouvernement ne devrait pas décider de ce que nous écoutons. Les gens choisissent par eux-mêmes — c’est tout le principe du streaming. »
Pour High Klassified, toute intervention gouvernementale devrait demeurer concentrée sur les formats traditionnels comme la radio et la télévision, où la réglementation a historiquement joué un rôle structurant et où le public s’y attend encore.
Un constat similaire émerge du côté des organisateurs communautaires œuvrant en marge des cadres francophones traditionnels. Ximena Holuigue, fondatrice d’ISLAS, une plateforme culturelle montréalaise dédiée à la mise en valeur des scènes musicales latines, afro-diasporiques et internationales à travers des vitrines, conférences et programmations communautaires, juge que le projet de loi 109 apparaît incomplet s’il ne tient pas compte de la réalité créative multilingue du Québec, qui dépasse largement le clivage français-anglais.
Tout en reconnaissant l’intention de protéger la culture locale, Holuigue soutient que les institutions et les médias traditionnels demeurent ancrés dans un cadre largement francocentré, de moins en moins en phase avec les usages culturels des jeunes publics issus de milieux diversifiés.
« Les nouvelles générations vivent dans un paysage mondial, numérique et multilingue qui dépasse souvent les modèles traditionnels », affirme-t-elle. « Les institutions continuent de fonctionner dans un cadre très francocentré, alors que les publics évoluent dans une culture façonnée par le rap, les musiques afro-diasporiques et latines, et le streaming mondial. »
Pour Holuigue, les résultats de la récente enquête viennent confirmer ce décalage. Plutôt que d’imposer des règles de visibilité aux plateformes mondiales, elle plaide pour un soutien structurel mieux adapté. « L’État peut jouer un rôle dans la découvrabilité, dit-elle, mais en misant sur le financement, la promotion et des stratégies d’exportation — pas en imposant des quotas difficiles à appliquer dans cet environnement. »
Pour les artistes évoluant hors des circuits francophones dominants, les conséquences du projet de loi 109 seraient immédiates. Le rappeur Zach Zoya, dont le répertoire bilingue et l’ouverture internationale ont fait de lui l’un des critiques les plus vocaux de la législation, craint qu’elle n’accentue la marginalisation des artistes non francophones.
« C’est une très mauvaise idée pour les artistes non francophones », affirme-t-il. « Ça pourrait aider une poignée d’artistes francophones déjà établis, mais c’est catastrophique pour notre visibilité à l’extérieur du Québec et ça risque d’accentuer le fossé culturel avec le reste de l’Amérique du Nord. »
Zoya souligne que les artistes anglophones et multilingues subissent déjà une pression constante à quitter le Québec pour rejoindre un marché nord-américain plus vaste — une réalité aggravée par un écosystème médiatique dont la portée demeure largement provinciale. Il évoque également le récent bras de fer entre le gouvernement canadien et Meta, qui a temporairement bloqué la diffusion de contenus d’actualité canadiens, comme un rappel de la fragilité de la visibilité numérique.
« Privilégier la culture française au détriment de tout le reste n’a jamais fonctionné », ajoute-t-il. « Ça reflète une vision du Québec façonnée par les plus de 50 ans, pas la réalité multiculturelle dans laquelle évoluent les jeunes artistes. »
À ses yeux, le projet de loi 109 risque d’accentuer cet isolement. « Toutes ces mesures annoncent une lente asphyxie de la scène non francophone ici », dit-il. « Pour le jeune Zoya que j’étais, le projet de loi 109 aurait été une véritable condamnation. Je comprends l’intention, mais dans la pratique, c’est une mauvaise stratégie. »
Ces inquiétudes font écho aux avertissements formulés par High Klassified, qui estime que la législation pourrait, à terme, renforcer l’emprise des grandes maisons de disques. « Les labels privilégiés finiraient par exercer encore plus de contrôle sur la musique que nous écoutons », avance-t-il, « en réduisant drastiquement les chances de découverte des artistes indépendants et underground. »
Holuigue partage cette crainte et avertit que si les politiques publiques continuent d’ignorer les réalités culturelles du terrain, les scènes qui participent activement à l’évolution musicale du Québec — notamment les communautés latines et afro-diasporiques — risquent d’être reléguées à la marge.
« Une approche mal calibrée pourrait rendre ces scènes encore moins visibles », prévient-elle, « alors qu’elles incarnent justement l’évolution naturelle et dynamique de la culture québécoise. »
Alors que le projet de loi 109 est à l’étude à l’Assemblée nationale, le débat dépasse désormais la question des quotas et de la découvrabilité. Il soulève des enjeux fondamentaux liés à l’autorité culturelle à l’ère numérique. Le fossé grandissant entre institutions, artistes, publics et plateformes mondiales transforme cette législation en un véritable test de la capacité des politiques culturelles à s’adapter à un paysage musical façonné par le streaming — et à déterminer qui, ultimement, façonnera l’avenir culturel du Québec.






















