Ce nouveau label pourrait-il révolutionner la scène musicale internationale ?
Warner Records s’allie à l’entrepreneure Anjula Acharia pour propulser la musique indienne à l’échelle mondiale.

De gauche à droite : King, Nora Fatehi et Anjula Acharia photographiés par Harsh Jani le 3 avril 2025 à Mukesh Mills à Mumbai, en Inde.
Anjula Acharia se souvient encore du jour où celui qui lui promettait le succès a finalement annoncé son échec. Ce jour-là, Jay-Z était également présent dans la pièce.
En 2008, Acharia prenait le petit-déjeuner avec Jimmy Iovine, alors président d’Interscope Geffen A&M, dans un hôtel à New York. Iovine s’était associé à Desi Hits — la plateforme musicale et médiatique sud-asiatique fondée par Acharia — afin de créer un label soutenu par Universal Music Group. Elle lui avait confié à quel point Beware of the Boys, le remix de Jay-Z sorti en 2003 du tube bhangra de Panjabi MC, incarnait pour elle le genre de fusion musicale que Desi Hits avait vocation à promouvoir. Alors qu’elle s’apprêtait à quitter la table, Iovine lui demanda de patienter encore un peu… et c’est à ce moment-là que Jay-Z fit une apparition surprise.
Submergée par son admiration pour Beware of the Boys, Acharia, alors dans la trentaine, ne put s’empêcher de demander au rappeur comment ce morceau avait vu le jour. Puis, sans détour, Iovine lâcha la bombe.
« Alors que j’étais assise avec lui et Jay-Z, Jimmy m’a dit que Desi Hits allait échouer », se souvient-elle. « Il m’a dit : “Je connais la culture pop, je sais reconnaître un visionnaire… mais c’est trop tôt. Ce serait parfait dans 10 ou 15 ans.” »
Fille d’immigrés sud-asiatiques, née au Pendjab et élevée dans le Buckinghamshire en Angleterre, Acharia a grandi en rêvant d’un univers musical où les influences orientales et occidentales cohabiteraient. À l’époque associée d’un cabinet de recrutement londonien, elle cofonde Desi Hits Radio, un podcast qui devient populaire au milieu des années 2000. En 2007, elle lance à New York le label Desi Hits, soutenu par Iovine, afin de promouvoir les artistes sud-asiatiques sur le marché américain. Ensemble, ils contribuent notamment à l’adaptation du titre oscarisé Jai Ho de Slumdog Millionaire, remixé pour le public nord-américain avec les Pussycat Dolls.
« Elle avait un talent indéniable et une passion contagieuse pour la musique », témoigne aujourd’hui Iovine. « Mais parfois, les choses ne se déroulent pas comme prévu. »
Et en effet, au début des années 2010, Acharia dut admettre que son mentor avait eu raison : le monde n’était pas encore prêt.
« Il n’y avait pas encore de plateformes de streaming, pas de réseaux sociaux pour le partage. L’écosystème n’existait tout simplement pas », explique-t-elle. « À l’époque, tout était très cloisonné. »
Un jour, elle lui demanda pourquoi il avait malgré tout investi dans Desi Hits, s’il pensait que le projet échouerait.
« Il m’a répondu : “Parce que tu es un album, pas un single.” »
Aujourd’hui, le timing semble enfin idéal. Comme l’avait prédit Iovine, l’industrie musicale a radicalement changé — et Anjula Acharia est de retour.
En exclusivité pour Billboard, elle annonce s’être associée à Warner Music Group pour lancer 5 Junction Records, un label en coentreprise visant à connecter les artistes sud-asiatiques aux publics nord-américains. Une version contemporaine de Desi Hits, mais portée par des talents déjà affirmés et une structure beaucoup plus robuste. En tête d’affiche : Nora Fatehi, star de Bollywood et icône pop internationale, et King, chanteur-rappeur indien en pleine ascension. Tous deux cumulent déjà des millions d’écoutes à l’international — un tremplin idéal pour s’imposer en Amérique.
« On a toujours voulu que cette musique rayonne à l’échelle mondiale », affirme King. « C’est un combat qu’on mène depuis longtemps, mais aujourd’hui, j’ai vraiment l’impression qu’on est au bon endroit, au bon moment. Les cinq prochaines années s’annoncent incroyables. »
Pour Acharia, une nouvelle vague culturelle est sur le point de déferler sur la scène mainstream américaine, comme l’ont fait avant elle la K-pop, les musiques latines ou l'Afrobeat. Avec l’essor spectaculaire du marché sud-asiatique (l’Inde est devenue fin 2023 le deuxième plus grand marché de streaming au monde, derriFère les États-Unis) et l’intérêt croissant pour les artistes issus de la diaspora, elle n’est clairement pas la seule à y croire.
« La vraie question à se poser, c’est : quels seront les prochains marchés du milliard ? », souligne Robert Kyncl, PDG de Warner Music Group. L’Asie du Sud est une priorité pour lui depuis plus de dix ans : vice-président chez Netflix au début des années 2000, il avait déjà constaté la forte demande pour les séries en hindi. Puis, chez YouTube, il a consolidé des partenariats dans la région — des investissements qui, selon lui, portent leurs fruits aujourd’hui.
« Si vous n’investissez pas maintenant, vous vous réveillerez dans cinq ou dix ans en réalisant que vous avez manqué une nouvelle ère de croissance. »
Proche d’Acharia depuis cette époque, Kyncl a suivi son parcours de près. Après avoir quitté Desi Hits en 2014, elle se consacre au management d’artistes — notamment Priyanka Chopra Jonas, qu’elle accompagne dans sa transition de star de Bollywood à icône mondiale. Elle rejoint ensuite le fonds de capital-risque Trinity Ventures, avant de lancer sa propre structure, A-Series Management and Investments, avec des investissements dans des entreprises comme ClassPass ou Bumble.
Mais la musique ne l’a jamais quittée. « La musique, c’est mon foyer. Et la fusion musicale, c’est ce qui me donne le sentiment d’exister », confie-t-elle.
L’an dernier, elle commence à discuter du concept de 5 Junction avec plusieurs maisons de disques. Mais c’est Kyncl qui la convainc de concrétiser le projet chez WMG. Elle y collaborera avec Aaron Bay-Schuck, PDG de Warner Records, Tom Corson (directeur des opérations), Jurgen Grebner (ancien directeur du marketing international chez Interscope) et Alfonso Perez-Soto, récemment nommé vice-président exécutif du développement chez WMG.
Bien qu’absente du circuit des majors ces dernières années, Acharia est perçue comme la figure idéale pour porter ce projet.
« C’est une véritable force de la nature, extrêmement connectée à l’échelle mondiale », dit Corson. « Le courant est passé tout de suite entre nous. On est très enthousiastes à l’idée de travailler avec elle. » Kyncl, lui, va plus loin :
« Si je devais décrire l’entrepreneure idéale, elle ressemblerait à Anjula. Elle a la vision, la stratégie et une détermination sans faille. Elle ne s’arrête que lorsqu’elle a réussi. C’est une évidence pour nous de nous associer à elle — elle va nous faire grandir en nous challengeant. »
Jani dur
Outre ses liens avec Robert Kyncl, Anjula Acharia affirme que Warner Music Group était le partenaire le plus évident pour accueillir 5 Junction : « Ils sont en avance sur leur temps », dit-elle. Depuis la création de Warner Music India il y a cinq ans, le label a signé plusieurs artistes de premier plan, comme Diljit Dosanjh — superstar bollywoodienne aux 25 millions d’abonnés Instagram et désormais phénomène sur les scènes nord-américaines —, Karan Aujla, ancien auteur-compositeur devenu géant du YouTube musical, et Kushagra, jeune révélation indie-pop dont le single Finding Her cartonne sur les plateformes en Inde.
Quand Jay Mehta a pris la tête de Warner Music India en avril 2020, il n’avait qu’un seul collaborateur. Aujourd’hui, le label en compte 34. Une progression fulgurante, due en grande partie à l’évolution du marché international.
« L’Inde était auparavant dominée par des services de streaming locaux, sans rayonnement global », explique Mehta. « Spotify est arrivé en 2018, mais ce n’est qu’en 2021-2022 qu’il s’est imposé. Il fallait que Spotify et YouTube prennent leur place ici pour permettre aux artistes de s’exporter. »
Acharia note également que des évolutions culturelles en Amérique du Nord ont préparé le terrain pour ce tournant.
« Pendant la pandémie, les gens ont regardé beaucoup de contenus en langue étrangère sur Netflix et d'autres plateformes, et avec les vidéos verticales, ils sont habitués à lire des sous-titres en permanence », observe-t-elle. « On est désormais plus ouverts à entendre des langues étrangères — même dans la musique. »
Chez 5 Junction, Acharia collaborera étroitement avec l’équipe de Mehta, qui s’appuie sur les données de streaming pour identifier les artistes capables de franchir les frontières, tout en les intégrant dans des réseaux d’auteurs-compositeurs afin de les propulser à l’international. Nora Fatehi, torontoise d’origine marocaine installée en Inde et star montante de Bollywood, a signé avec WMG début 2024 pour se développer comme chanteuse, danseuse et actrice.
« Mon but a toujours été de conquérir le monde et de partager mon histoire », confie-t-elle. Lorsqu’elle a rencontré Acharia, elle lui a dit vouloir suivre les traces de Jennifer Lopez. Réponse immédiate d’Acharia : « Faisons-le ensemble. »
Fatehi dit n’avoir jamais rencontré quelqu’un d’aussi convaincant.
« Nos ambitions se rejoignent totalement », affirme-t-elle. « C’est rare de croiser quelqu’un capable de vendre une vision avec autant de clarté. Quand Anjula commence à parler, on sent qu’on ne peut pas se permettre de ne pas l’écouter. »
En janvier, Fatehi a dévoilé Snake, un duo entraînant avec Jason Derulo mêlant sonorités d’Asie de l’Est et énergie dance. Selon Luminate, le morceau a cumulé 18,5 millions d’écoutes mondiales. Un mois plus tard, Karan Aujla apparaissait sur Tell Me, un titre co-signé avec OneRepublic, qui a dépassé les 28,8 millions d’écoutes.
Vingt ans après la rencontre entre Jay-Z et Panjabi MC, Acharia croit toujours au pouvoir des collaborations culturelles.
« Ma stratégie reposait déjà sur le métissage musical, mais il nous manquait l’infrastructure », dit-elle. Aujourd’hui, ces frontières s’effacent. Fatehi et Derulo ont tourné le clip de Snake au Maroc, fusionnant hip-hop et chorégraphies bollywoodiennes. Et en 2023, après avoir invité Nick Jonas sur une nouvelle version de son tube Maan Meri Jaan, King a rejoint les Jonas Brothers sur scène à Lollapalooza India — un moment « surréaliste », selon lui.
Les artistes occidentaux s’intéressent aussi de plus en plus à l’Inde comme destination de tournée. En janvier, Coldplay y a donné ses tout premiers concerts, engrangeant plus de 30 millions de dollars sur cinq dates à Mumbai et Ahmedabad, selon Billboard Boxscore. En parallèle, les artistes sud-asiatiques repèrent les marchés nord-américains où leur public se mobilise. Acharia cite New York, Los Angeles, San Francisco et Austin, mais aussi les villes canadiennes, où la demande explose.
Pour Alfonso Perez-Soto, Toronto est une passerelle stratégique vers l’Amérique du Nord :
« La musique sud-asiatique y joue le même rôle que la musique latine à Miami. Elle fait le lien entre les racines culturelles et la nouvelle génération. C’est un mélange fertile. »
Kyncl insiste : cette dynamique ne date pas d’hier.
« Ce n’est pas nouveau. Ce qui change, c’est qu’Anjula apporte une énergie supplémentaire, capable d’attirer les talents là où il faut. »
Sous sa direction, Nora Fatehi passe une bonne partie du mois d’avril en studio. La suite de Snake est prévue d’ici la fin du mois, avec d’autres titres à venir destinés à la fois aux marchés orientaux et occidentaux. King, de son côté, prépare un EP, plusieurs collaborations, et travaille aussi sur des projets pour Bollywood.
Jay Mehta est convaincu que 2025 marquera un tournant :
« On l’a vu avec Hanumankind — son morceau Big Dawgs a explosé sur TikTok et atteint la 23e place du Billboard Hot 100. Mais on veut que ce genre de percée devienne la norme. Les États-Unis sont ultra compétitifs, mais avec le bon son, le bon artiste, et le soutien d’Anjula, on a les cartes en main. »
Acharia sait que cela prendra du temps, mais elle est prête.
« C’est un projet que j’ai commencé il y a longtemps, et maintenant je veux le mener à bien », dit-elle. Un pari personnel qui pourrait bien devenir son héritage. Et pour Jimmy Iovine, il était temps.
« Je ne suis pas surpris par ce qu’elle accomplit aujourd’hui », confie-t-il. « Je suis juste heureux qu’elle le fasse maintenant. »
Cet article est paru dans le numéro du 19 avril 2025 de Billboard et en ligne sur Billboard U.S.